ENTREPRENDRE, MAMAN

Un demi-monde nous sépare

The Call – Regina Spektor – Prince Caspian

“Dis à Nicholas de regarder le match France-Pays de Galle, je le regarderai en même temps que vous, à un demi-monde de lui”. Un message que mon mari m’a envoyé en anglais et qui est resté comme trois points de suspension à la fin d’une phrase. Il n’était pas à l’autre bout du monde, juste à la moitié du bout du monde. Mais finalement ça ne changeait rien, la distance exacte, l’éloignement symétrique, l’absence était belle et bien. Et je ne pouvais rien y faire. Un demi-monde nous sépare. Une vérité terrifiante que nous vivons pourtant au quotidien même quand il est là, tout près de nous. On parle toujours de ceux qui perdent leur emploi, un peu moins de ceux qui se perdent dans l’emploi que les entreprises font d’eux.  Non, je ne me plaindrai pas ici que mon mari ait un emploi, loin de moi cette idée, je pense que je ne suis d’ailleurs pas de ce genre. Je ne supporte pas ceux qui se plaignent sans une once de gratitude. Je me sens tellement éloignée de cette philosophie. Un demi-monde loin d’eux aussi. Un demi-monde, c’est un écart qui nous caractérise bien.

C’est la Manche qui sépare les Anglais des Français et distingue nos cultures, enracine nos fréquents quiproquos familiaux. Les différences culturelles sont évidentes entre certains pays, mais s’avèrent bien plus subtiles dès fois. Mes beaux-parents ont l’impression que tout le monde parle anglais et ne feront pas d’efforts particuliers pour s’adresser à des étrangers. C’est à moi de m’adapter. Notre environnement s’impose à nous et ne changera pas pour nous. Il est possible de faire des ajustements, de demander de répéter, de ralentir. J’ai fait beaucoup de faux pas. J’ai appris de ces douze dernières années de voyages entre le Kent et la Normandie. Je crois que cela fait peu de temps seulement que je me suis assagie et que ce demi-monde me paraît moins grand, moins sauvage. Les changements sont toujours possibles, la résistance n’est pas éternelle, et consomme une énergie considérable. Changer n’est pas une chose facile. Changer c’est parcourir ce demi-monde, et revenir.

Ce demi-monde, c’est mon numéro 2, celui qui me fait me demander depuis ses premiers mois ce qu’il a de différent, ce qui le rend si particulier. C’est toutes ces lectures qui m’ont fait comprendre qu’il était qui il était, que je pouvais l’accompagner dans sa différence, dans son monde à lui, à la moitié du nôtre. Pas si loin en fait, quand on connaît le chemin, quand on a compris comment y naviguer, comment y retourner. L’intelligence est un voyage particulier. Une route bien personnelle qu’on oublie parfois en chemin et dont la carte se redessine seule sans que vous ne vous en soyez douter. L’enfance c’est ce demi-monde oublié, celui de Narnia qu’on laisse derrière nous, mais dont la porte à demi-refermée nous invite inconsciemment au retour.

Ce demi-monde, c’est celui de l’entreprenariat, celui dont beaucoup rêvent secrètement et qui leur semble si prometteur. Celui de l’indépendance et de tous les défis. C’est ce monde décalé à moitié route entre le conformisme et l’inconscience. Quand entreprendre sera bientôt devenue la norme parce que celle actuelle ne satisfait plus; que restera-t-il de nos rêves ? Quelle solution aurons-nous et quelle alternative restera-t-il  ? Si entreprendre devient notre monde, où sera ce demi-monde ? Celui qui nous distinguait des autres, celui qui nous fait exister par sa singularité, est-il en train de disparaître comme un fruit trop mûr, gâté par un été qui aurait duré trop longtemps ? Je me pose beaucoup de questions sur l’avenir, sur cette aventure, sur tous ces changements qu’elle nécessite, sur cette adaptation constante qui dénature nos envies premières. Sur le but de tout ce que j’ai entrepris. Sur ces dernières années de voyage à la moitié du bout du monde. Je me dis que ce n’était pas si loin et pourtant si dépaysant. Quand on en revient, on n’a qu’une seule envie y retourner. Et pourtant le départ n’est jamais facile, on ne part pas à la moitié du bout du monde sans préparation, sans guide(s) en poche ou sans guide sur place, sans s’être un minimum renseigné avant. Histoire d’être prête pour tenir la distance quand un demi-monde nous sépare.

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