DEUIL, MIEUX SE CONNAITRE, Observer, VIVRE SLOW

Revenir à la vie

Je me rappelle de ce moment avec précision, une précision interne, un ressenti si particulier car quasi unique dans mon existence, celui qui vous remue à vous faire perdre la tête et la raison. C’était quelques mois à peine après la disparition de mon mari, nous étions confinés, et par chance il faisait beau et je bénéficiais de notre jardin. Je n’ai jamais été une jardinière active, comme peut l’être ma mère par exemple, qui comme son père et sa propre mère ont élu domicile dans leur jardin. J’ai grandi entre la forêt et les champs avec un père exploitant forestier. Mon rapport à la nature a toujours été fort, mais le jardinage n’en faisait pas partie. C’est donc confinée que je me suis occupée, comme beaucoup de français, avec ce que j’avais sous la main, et sous mes pieds. J’ai travaillé la terre de chez moi avec mes mains, debout sur mes pieds, malgré le chagrin et le poids de la peine accumulée depuis son décès. Le confinement m’a obligée, mes enfants et moi, à une solitude des plus extrêmes dans un moment où nous avions le plus besoin de présence. Où le réconfort des autres était vital. Nous avons été privés de ce soutien physique, des ces visites qui réchauffent le coeur et qui sèchent quelques larmes au passage, ne serait-ce que quelques heures.

C’est dans ce contexte que je me suis tournée vers mon jardin, inconsciemment, pour m’occuper les mains, pour apaiser mon esprit. Aussi parce qu’en avril, la nature se réveillait et que mon bout de terrain, lui aussi éprouvé par l’hiver, reprenait ses droits et que la végétation allait vite me dépasser si je ne prenais pas les choses en main. Je n’avais plus d’homme à mes côtés pour tailler les haies, pour tondre la pelouse, pas de jardinier possible, pas d’aide d’amis. Il me fallait bien trouver une solution. Alors j’ai fait ce que je pouvais, j’ai repensé le jardin pour qu’il soit plus accessible, plus “gérable” pour moi par la suite. J’y ai lu le retard que mon mari y avait pris, fatigué par un coeur déjà épuisé. J’ai voyagé dans le temps entre les buissons et les orties. J’ai mesuré l’étendue du travail qui m’attendait. J’ai dessiné quelques projets pour la suite, imaginé des plantations, rêvé d’une serre à l’anglaise. J’ai pleuré aussi par peur de ne pas y arriver. Je me rappelle avoir passé beaucoup de temps dehors, à l’air libre, dans un périmètre bien réduit, libre et endeuillée.

J’avais chargé mes écouteurs et les avais placés dans mes oreilles, chose que je fais rarement, j’écoute surtout de la musique en voiture. Je voulais me changer les idées, m’assurer que mon esprit ne me jouerait pas de mauvais tours, il me torturait déjà assez la nuit comme ça. J’ai peut-être voulu le biaiser en quelques sortes, du moins je crois aujourd’hui. Je me suis attaquée à un petit coin de mon jardin, pas loin de mon garage, un carré potager qui ressemblait plus à un triangle avec beaucoup de mauvaises herbes. J’avais entrepris de le nettoyer avec l’arrivée du printemps dans le but d’y commencer quelques plantations, notamment des salades que j’achète en plans et que je réussis plutôt bien. Je me rappelle porter des gants et manier une petite pèle dans ma main droite. J’ai sursauté quand je me suis aperçue de ce qui était en train de se produire : je chantais. J’avais de la musique dans les oreilles, les mains dans la terre, et je chantais. J’étais veuve depuis quelques semaines et je chantais. En quelques secondes, plusieurs idées contraires se sont bousculées dans ma tête : je me suis détestée pour avoir osé chanter et me sentir enjouée, j’ai réalisé que je la dernière fois que j’avais chanté était peut-être à son inhumation (quant à la dernière fois que j’avais chanté quelque chose de joyeux, je n’en avais plus aucune idée), j’ai compris que ce qui m’avait permis ce lâcher-prise était l’activité manuelle que j’étais en train de mener. Mon cerveau et ma conscience avaient bien lâché prise et m’avaient permis de dépasser ma tristesse l’espace de quelques instants, en m’autorisant un moment joyeux, déconnecté de ma peine, pourtant bien réelle. Je crois que je n’oublierais jamais ce moment : cette porte de sortie ou plutôt d’entrée vers un retour à la vie. Une autre vie. La vie d’après.

Toutes ces photos datent d’Avril 2020 – retrouvées sur mon téléphone

Si le sujet du deuil, de la nature et du travail des mains vous intéresse, je vous recommande la lecture du merveilleux roman de Mélissa Da Costa : 

Les Lendemains`

2 Commentaires

  1. Flachaire Karine

    14 février 2024 at 12 h 59 min

    Magnifique témoignage de votre histoire, vous avez un don pour l’écriture, n’arrêtez pas d’écrire!

    1. Sophie-Charlotte

      20 février 2024 at 13 h 57 min

      Un grand merci pour votre message qui tombe le jour des 4 ans de son décès, j’y vois un signe de lui, merci d’avoir fait passer le message qui me donnera la force de reprendre l’écriture cette année, je l’espère

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