36 ans de fumée
J’ai laissé les enfants dormir sur les canapés du salon, la température était intenable dans leur chambre hier soir. On est monté en voiture en prenant soin de ne pas claquer les portes trop fort. Il est 6h33. Je m’en vais déposer au bus notre babysitter. Je sais qu’ils auront le coeur lourd de ne pas la retrouver au réveil. La lumière qui baigne les champs de blé non-encore moissonnés le long de la route nationale est juste dingue. J’entends à la radio que la nouvelle ministre de la santé annonce à nouveau une hausse du prix du tabac. Une hausse symbolique nous dit-on puisque le paquet passera à 10 euros. En une fraction de seconde, la non-fumeuse que je suis se dit que c’est bien. Et puis la fille de fumeur que je suis se dit que c’est nul, que ces augmentations régulières à coup (coût ?) de protection sociale sont à vomir. Que 10 balles ce n’était même pas le prix du paquet que mon père m’envoyait chercher à l’épicerie quand j’avais à peine 10 ans : “T’as compris, tu demandes une cartouche de gitanes blanches sans filtre ? et puis tu peux aussi prendre des bonbons.” Je descendais de son 4×4, je passais devant les pompes à essence, je rentrais par la porte verte au carillon rouillé, je remontais l’allée d’étagères sur ma droite jusqu’au comptoir, je prononçais les mots magiques, la caisse enregistreuse bipait, le tiroir caisse explosait de joie en sortant d’un coup. Je retenais ma respiration, l’odeur du local était celle des paquets de toutes les couleurs exposés au mur et de la cendre de ceux qui les fumaient dans le bar à côté. Je repartais en courant mon paquet de bonbons en plastique à la main, je remontais dans la voiture. Papa entamait sa première cigarette du matin et la journée commençait. J’ai du lui dire un jour que c’était bien cher tout ça, il m’a répondu “un jour tu verras il passera à 10 francs le paquet”. Je lui ai dit qu’il était fou. Il disait aussi qu’on nous donnerait bientôt la météo du week-end dès le jeudi soir alors qu’à l’époque Alain Gillot-Pétré nous la donnait au jour le jour pour le lendemain. Il n’y avait rien de plus présent que ce temps passé. Le paquet n’était pas encore à 10 balles, ça me semblait fou de pouvoir dire l’avenir avec autant de certitude. Dix euros dans quelques semaines, dans quelques mois, ça changera quoi ? Ca ne changera pas la couleur du paquet noir, la couleur des images morbides qu’on nous colle sous les yeux à nous les non-fumeurs. Les fumeurs passifs comme on dit, savent-ils au moins ce que nous en avons vécu ? Le coût de la prise en charge de ces grands malades par la Sécurité Sociale… je crois que mon père a laissé un bon trou dans leur budget à l’époque. Ils ont eu de la chance remarquez, il n’a fait que deux ans de rab’. Mais deux ans c’est long quand tu en as 15. Les vraies victimes du tabagisme ne sont pas ceux qui en meurent mais ceux qui leur survivent. Ne me dites pas, tout ministre que vous êtes, que fumer c’est mauvais pour la santé, pour la société. Vous combattez ce fléau comme des collabos pendant la seconde guerre mondiale. Si vous aviez un tant soit peu d’humanité, vous arrêteriez la vente de cette merde. Vous êtes de ceux qui nous gouvernent les plus hypocrites de votre catégorie. Le tabac rapporte aujourd’hui plus qu’il ne coûte à l’état (source de l’étude). Quand il chiffre ces gains en euros, nous comptons nos pertes en morts. Je n’ai jamais dépensé un centime pour une cigarette et j’ai pourtant payé le prix fort. Et comme si la mort d’un père ne suffisait pas, je continue à voir son visage balafré d’une cicatrice de greffe de peau et sa trachéo sur tous les paquets chaque fois que j’entre chez le buraliste acheter mon magazine, chaque fois que je me pose en terrasse, chaque fois que je regarde par terre entre le trottoir et le caniveau. Parce que rien n’est fait pour éviter cette amertume et ce dégoût que je porte en moi, j’aurais envie de leur dire à tous ces fumeurs de fumer, de toujours fumer plus car la vie ne vaut que si elle est consumée. Que quitte à partir autant en profiter, fumer et picoler en même temps tiens d’ailleurs. Parce qu’une vie sans vice et sans excès ça sert à quoi ? Parce que de ces souvenirs à l’épicerie, il me reste les images et les odeurs, des mots à écrire et une histoire à raconter. Que sans ces putains de paquets bleus et sa gitane noire, je n’aurais jamais eu tous ces moments de complicité coupable avec mon père. Qu’un paquet de clopes avec lui valait tout le pognon du monde. Que 10 balles ou 10 euros ne changeront rien au fait, que d’autres pères continueront de crever de tumeurs nécrosées et que d’autres enfants les pleureront le reste de leur vie. Parce que tant que le tabac rapportera, il sera loi.
Christelle
13 août 2019 at 10 h 04 minJe viens de lire ce post et on a vécu la même histoire. Après bientôt 15 ans sans mon papa, j’ai toujours autant de mal à accepter son départ et le manque de tous les moments complices qu’il aurait pu partager avec ses trois petits fils qu’il n’a pas connu. Putain de clope.
Sophie-Charlotte
26 août 2019 at 20 h 33 minputain de clope oui mais il l aimait tellement…